Le
dieu conso habite aussi à l'Est
L'abondance
après la pénurie, mais peu d'argent.
Par LORRAINE MILLOT (copyright Libération)
Bien que le nom,
qui flashe en grosses lettres au bord de
l'autoroute, promet un nouveau monde
: «Kaufland», le pays
de l'achat. En renversant le mur en
novembre 1989, les
Allemands de l'Est non pas seulement
gagné le rattachement à
la RFA, ils ont ouvert la porte au pays
de cocagne. En
quelques années, les grands supermarchés,
débordant de
richesses, ont jailli comme des champignons
à la sortie de
toutes les grandes villes de l'Est,
comme ce «Kaufland» de
Dessau, une centaine de kilomètres
au sud de Berlin.
«Du
temps de la RDA, c'était
simple, on achetait tout ce
qu'on trouvait.
Maintenant on a
souvent
du mal à choisir». Une cliente
Dès l'entrée, c'est bien
un autre pays qui s'annonce : un
grand drapeau américain signale
un stand American Hot Dog,
où la saucisse s'arrose au choix
de sauce Texas, sauce Dallas
ou sauce Italie.
En face, un stand de Donuts a habitué
les gens de Dessau à
un autre en-cas américain, la
pâtisserie trouée. Jusqu'au cœur
du «Kaufland», un immense
libre-service, s'enchaînent des
boutiques qui tantôt sentent bon
le terroir, Votre boulanger
de Saxe-Anhalt, tantôt promettent
le dépaysement : le
marchand de bonbons s'appelle, en français,
Rendez-vous
sucré; le Turc tourne ses Döner
Kebap à la façon d'Istanbul.
Pour qui se souvient des étals
désespérément gris ou vides de
l'ancienne RDA, le choc est total. Une
blague de l'époque
suffisait à résumer la
situation : «Y'a pas de clous ici?»,
demandait un client à une vendeuse.
«Non, ici y'a pas de
peinture, répondait-elle. Le
"y'a pas de clous", c'est à l'étage
au-dessus.»
«On
ne fait que dire du mal
de
la RDA aujourd'hui.
Mais
à l'époque, on mangeait
tout
de même à
notre
faim. A quoi ça me sert
tout
un centre commercial comme ça,
si
je n'ai pas d'argent
pour
me payer
ces
belles choses?» Helga, 45 ans.
Ex-soudeuse. Au milieu des marchandises,
les clients du
«pays de l'achat» sont pourtant
moroses. Helga, 45 ans,
accoudée à une table pour
le «second petit-déjeuner» de 10
heures, une boulette de viande dans
une main, une tasse de
café dans l'autre, n'y va pas
par quatre chemins : «Le mur,
c'est 30 mètres plus haut qu'il
faudrait le reconstruire!»
Soudeuse du temps de la RDA, elle a
perdu son travail
«soi-disant devenu trop dur pour
une femme» et n'a retrouvé
un emploi, de garde-malade, qu'à
Francfort-sur-le-Main, à
cinq heures de route d'ici. «On
ne fait que dire du mal de la
RDA aujourd'hui. Mais à l'époque,
on mangeait tout de même à
notre faim, peste-t-elle. A quoi ça
me sert tout un centre
commercial comme ça, si je n'ai
pas d'argent pour me payer
ces belles choses?» Bernd, son
compagnon, pourtant équipé
d'une belle paire de bretelles noir-rouge-or
- les couleurs de
l'Allemagne - opine : «Tout est
devenu plus incertain. Il n'y a
plus de convivialité entre les
gens. Avant, on se retrouvait
tous ensemble. Maintenant tout le monde
est tout seul.»
Avec l'abondance est arrivé aussi
le chômage : 21 % de la
population active à Dessau (17
% en moyenne dans toute
l'ex-RDA et 8 % à l'Ouest).
«On vit tout de même mieux
aujourd'hui, objecte Angela, 37
ans, venue acheter un pantalon pour
son fils. Sauf qu'avec la
surabondance, on a besoin de plus de
temps pour se décider.
Du temps de la RDA, c'était simple,
on achetait tout ce qu'on
trouvait. Maintenant, on a souvent du
mal à choisir.» Car
chaque mark compte : comme coiffeuse,
elle ne gagne que
900 marks par mois (3 000 francs). «Pour
le même travail, les
coiffeuses à l'Ouest gagnent
600 ou 700 marks (2 000 à 2 300
francs) de plus!», remarque-t-elle.
«Plus et plus loin». «Les
choses s'améliorent», assure Silke,
trônant au centre d'une boutique
toute ensoleillée : autour
d'elle, des affiches proposent Mayorque,
le Venezuela ou, pour
les plus modestes, le réveillon
de l'an 2000 en Belgique, dans
un Center Parc. «Quand nous avons
ouvert, il y a cinq ans,
les gens ne venaient que pour regarder
les offres ou pour des
tout petits voyages. Année après
année, les gens voyagent
plus et plus loin.» Elle aussi
a vu sa vie bouleversée par la
chute du Mur. En 1989, elle avait 18
ans, et se préparait à
entamer des études de vétérinaire.
«En RDA, ça n'aurait pas
été un problème.
Après mes études, j'aurais obtenu une place
dans une coopérative. Ensuite,
après plusieurs années
peut-être, j'aurais pu me mettre
à mon compte.»
Paradis de l'animal. Le mur tombé,
dans le nouveau monde
capitaliste qui s'ouvrait, elle n'a
plus osé : «Avec le nouveau
système, il aurait fallu que
j'ouvre tout de suite un cabinet,
après les six années d'études.
Mais je n'avais pas le capital,
pas de parents pour me prendre en charge,
ni le courage de
prendre le risque.» Par une petite
annonce, qui proposait une
formation en six mois, Silke est devenue
conseillère
touristique. Elle ne se plaint pas :
«J'ai toujours dit que je
voulais travailler soit avec les bêtes
soit avec les humains. Ça
me va.»
Même les bêtes profitent
de toute façon de la société de
consommation. Au «Kaufland»
de Dessau, il y a aussi un
Paradis de l'animal, où l'on
trouve des gâteries que le commun
des humains ne pouvait imaginer dans
son assiette en RDA.
Les chats ont l'embarras du choix entre
barquettes
«poisson-crabe», «canard-cœur»,
ou «saumon». Les affaires
marchent plutôt bien, assure la
vendeuse : «Justement quand
ils restent chez eux, au chômage,
les gens donneraient
jusqu'au dernier pfennig pour leur petit
compagnon. Ça
distrait.»